Un raisonnement contre-productif

Ne dites jamais : « je te l’avais dit »

Les évidences ne peuvent être que rétrospectives

Baptiste Michel

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Lui, c’est Louis

C’est mon cousin, il me fascine et il a une sagesse qu’il a découverte le long du chemin. Il l’a partagée avec moi et je souhaite à mon tour la partager avec vous.

Louis a eu le projet fou d’aller jusqu’au Kazakhstan à vélo depuis la France. C’est plusieurs milliers de kilomètres à parcourir, une dizaine de pays à traverser. Au delà des nombreux challenges rencontrés le long du chemin, l’un d’eux était de partir à quatre amis et surtout de le rester jusqu’à la fin du périple.

Ce n’est pas chose aisée, dans les moments difficiles où l’amitié est poussée dans ses retranchements, de surmonter les obstacles, ensemble. Je ne parle pas ici d’être capable de s’entendre sur les finances, de tomber d’accord sur l’itinéraire ou de valider le matériel, mais plutôt de prendre le temps de se poser en tant que groupe sur les besoins de chacun. Qu’attendent mes compagnons de ce voyage ? Quelles sont leurs envies, leurs peurs ? Et les miennes ? Certaines questions trouveront leur réponse le long du périple.

Le plus gros du travail sera d’apprendre à fonctionner le mieux possible ensemble. Car c’est avant tout une aventure humaine. Et c’est là que Louis me partage une sagesse qu’il a apprise. De cette aventure de groupe, une règle d’or en a émané. Cette règle est de ne jamais dire la phrase : « Je te l’avais dit ».

4 amis le long des chemins.

Je te l’avais dit

Voici la scène. Le groupe est en plein ouest de la Turquie, sur des chemins sinueux et boueux, perdus dans l’immensité des plaines. Ils sont face à un embranchement que la carte routière dépliée devant eux ne montre pas puisqu’elle affiche une route rectiligne unique. Il faut donc faire un choix : soit partir à gauche, soit suivre l’embranchement de droite.

Un discussion de groupe s’engage. L’un souhaite choisir une voie et les trois autres l’opposée. Après débats et argumentations, la décision tombe et c’est celle de suivre la majorité. Le groupe tout entier s’engage maintenant sur l’une des deux voies.

Cette situation de choix de groupe se présente régulièrement devant eux. Décider de faire les courses dans ce village plutôt qu’un autre, faire une pause sur cette aire plutôt que quelques kilomètre plus loin, etc. Parfois le groupe est à l’unisson, parfois non.

Après plusieurs heures d’efforts de progression sur le chemin choisi, les quatre amis peuvent désormais tirer une conclusion et savoir s’ils ont eu raison d’emprunter ce chemin ou non.

Mais peu importe. Parfois la décision était la bonne, parfois non.

Quelle que soit l’issue, une partie du groupe a eu raison et l’autre tort.

Et dans ces cas là, l’injonction « je te l’avais dit » d’une partie à l’autre n’apportera jamais rien de bon.

Pourquoi ?

De la magie noire

« Cette phrase, c’est comme de la magie noire » me dit Louis.

« “Je te l’avais dit” ça sonne comme si je te disais “je t’attendais au tournant et maintenant je te le fais savoir” » poursuit-il.

Cela ne débouche sur rien de constructif. C’est une manière de se dédouaner du groupe sans solidarité aucune. Se gratifier du fait qu’on avait raison. On est dans l’égo. On est dans l’anti-bienveillance.

D’autant plus que s’exclure de la galère du groupe et remettre en cause la décision prise collectivement mène inlassablement au conflit.

Les bonnes questions à se poser à ce moment précis doivent plutôt être :

  • Suis-je individualiste ou solidaire ?
  • Suis-je dans la collaboration ou dans l’attente d’avoir raison ?

Bien évidemment, il y a des situations que nous pouvons contrôler comme traverser la route ou faire cuire des pâtes. Mais Louis ne parle pas de celles-là. Louis parle des nombreux événements pour lesquels nous suivons un processus décisionnel où la certitude n’existe pas et où le hasard intervient.

Parfois, le chemin emprunté ne s’avère pas être le plus simple.

Le biais rétrospectif

Notre tendance à juger a posteriori qu’un événement était prévisible et à nous dire qu’on aurait pu avoir davantage de clairvoyance est un grand classique.

Mais surestimer dans le présent notre capacité d’anticipation d’un événement passé est une erreur de jugement cognitif.

Sous-estimer le hasard d’une situation, penser que tout était prévisible au moment de notre décision, croire que l’on pouvait tout contrôler — même l’incertitude — , sont des illusions cognitives qui portent un nom : le biais rétrospectif.

Et ce biais de jugement est l’un des plus répandus car réévaluer rétrospectivement une situation présente, nous le faisons tous.

Les phrases « je le savais depuis le début » et « je te l’avais dit » sont des mensonges qu’on se fait à soi-même. Ce biais rétrospectif intervient lors de processus et mécanismes cognitifs complexes.

La mémoire altérée

Le cerveau a une incapacité à ignorer une nouvelle information dès lors qu’elle est connue.

En effet, plutôt que d’engendrer un nouveau savoir en complément du premier, le cerveau va prévenir la surcharge de la mémoire et privilégier le maintien d’une fonction cognitive allégée en actualisant nos connaissances de base.

Ainsi, toutes les nouvelles informations reçues (incluant même l’issue de la décision) sont assimilées indistinctement du savoir de base. Les nouvelles données s’intègrent automatiquement, s’associent et fusionnent avec les anciennes, ne permettant plus de les distinguer.

Les inconnues de notre jugement initial sont éclairées et nos erreurs corrigées en rendant certaines informations originelles obsolètes lorsque nous les récupérons en mémoire.

Cet encodage inconscient et irréversible implique donc une révision automatique de l’estimation initiale.

Notre « savoir originel » est ainsi actualisé et altéré et cela créé une distorsion de la réalité passée.

Il est à noter que ce processus cognitif d’altération de la mémoire contribue grandement à l’apprentissage adaptatif.

Un raisonnement contre-factuel

Ce mécanisme met l’accent sur le fait que « connaître l’issue d’une situation » est plus important que « se souvenir de ce qu’on a pensé ».

Evaluer si un événement était prévisible et donc évitable engendre inlassablement un questionnement de notre responsabilité.

C’est à ce moment précis que s’enclenche un raisonnement contre-factuel et contre-productif.

Revisiter un événement en modifiant l’une de ses causes pour en modifier l’issue est un grand classique.

« Si je n’avais pas pris cette route, je n’en serais pas là. »

« Si je n’avais pas pris telle décision, je n’aurais pas tel problème. »

Et cetera.

Mais restons lucides et raisonnons par étapes. Ce biais cognitif implique certes de rapprocher de façon cohérente les nouvelles informations sélectionnées avec l’issue de la situation. Mais croire que ces nouvelles connexions engendrées par ce processus de reconstruction étaient existantes lors de l’estimation initiale est un leurre.

Notre estimation reconstruite est biaisée et diffère de celle que nous avions menée par le passé.

Rouler au milieu des formations géologiques improbables de Cappadoce (Turquie).

Redevenir amnésique ?

Et oui ! Retournons dans le passé, au moment de votre prise de décision originelle. À cet instant précis, vous n’aviez pas les éléments que vous possédez maintenant. Vous aviez toujours les mêmes inconnues et ne saviez rien de l’issue à venir.

En d’autres termes, revenir en arrière au point de départ, c’est redevenir amnésique de tout ce que vous savez maintenant. Si vous reveniez au point de départ, vous reprendriez inlassablement les mêmes décisions et suivriez les mêmes enchaînements d’actions.

Il est impossible d’actualiser un événement passé de votre connaissance d’aujourd’hui. Rien ne sert donc de regretter quoi que ce soit car le passé ne peut être changé. Ni dans le présent, ni rétrospectivement car vous avez pris vos décisions avec les données que vous possédiez alors.

Cela sonne comme une évidence mais trop nombreuses sont les personnes qui se disent : « si j’avais su… » ou même pire (c’est mon préféré) : « je le savais… ».

Non, vous ne pouviez pas savoir, et non vous ne le saviez encore moins, du moins pas de manière certaine. Sinon, vous auriez agi en conséquence.

Soyons prospectifs et non pas rétrospectifs

Steve Jobs le disait merveilleusement bien dans son discours aux étudiants de l’université de Stanford, en Californie :

« On ne peut prévoir l’incidence qu’auront certains événements dans le futur ; C’est après coup seulement qu’apparaissent les liens. » — Steve Jobs

En d’autres termes, les évidences ne peuvent être que retrospectives.

Même si nous ne pouvons pas changer le passé, tout ce qui a été fait, en bien ou en mal, ne part pas en fumée. Il sert d’enseignement à celui qui veut avancer. C’est le principe même du progrès.

C’est d’ailleurs la fameuse phrase que j’aime tant :

« Tout ce qui est mort comme fait est vivant comme enseignement. »

Ne renions pas ce qu’on apprend en échouant. Lorsque cela arrive, nous ne repartons pas de zéro, nous repartons de notre expérience.

Si vous vous retrouvez de nouveau dans les mêmes dispositions que celles passées alors vous agirez en connaissance de cause.

Les enseignements qui s’enracinent dans le passé doivent être tournés vers le futur.

Soyons prospectifs et non pas rétrospectifs.

Passons le plus clair de notre énergie à nous demander, quel enseignement en ai-je fait et quelle est la prochaine meilleure action à mener ?

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