Terra Incognita
Conversation avec mon grand-père dans son lit d’hôpital
Fiston,
J’ai la clé du bonheur.
C’était John Long Silver
Qui m’la donnée au nez du commandeur.
Bientôt c’est l’heure.
Tiens,
J’te la transmets de tout coeur.
Mais Grand-père,
Explorateur.
J’serai jamais à la hauteur
Et aujourd’hui je pleure.
Relève toi !
Non laisse moi !
J’connais pas le deuil, c’est la première fois.
Et puis d’abord, Terra Incognita c’est quoi ?
C’est ce qu’on raconte.
C’est c’qu’on lit dans les contes.
6 continents, 5 océans,
Tempêtes, vagues, ouragans,
Monstres, dragons et serpents,
Pénélope,
Le cyclope…
La vie c’est une salope.
Toi l’insubmersible, tu fus la cible…
Écoute, écoute mes histoires.
Ulysse, Nils Holgersson, Trafalgar,
Ferme les yeux, imagine, largue les amarres.
Elles font partie de ta mémoire.
En barbe blanche, ou en barbe noire,
Toujours les mêmes t’en as pas marre ?
Toi tu t’barres, peinard.
Perds pas le nord.
Sors pas dehors.
Babord, tribord, reste à bord.
Je t’adore.
Un dernier effort,
Un dernier ressort,
Aux abords de la mort,
Car si tu t’endors…
Sois fort,
C’est ma dernière chasse au trésor.
J’ai pris de l’âge.
Un dernier voyage,
Vers d’autres rivages,
Je prends le large.
Cette fois, j’laisse l’équipage.
Je navigue seul, pas d’sauvetage,
Pas d’abordage,
Pas d’sabotage,
Pas d’sabordage.
T’es plus près d’moi c’est l’naufrage.
Je veux hurler, j’veux plus être sage.
C’qui m’restera c’est pas c’t’image,
d’toi dans ton lit, la maladie. Mon héritage,
C’est d’avoir vécu tant d’années de partage.
Mon navire, il chavire.
J’suis qu’un matelot,
Un môme en rafiot, en radeau.
Ouvre les yeux petit-fils, tu vois la vie dans un hublot.
Tu navigues un vrai bateau, un vaisseau.
Avec la vague qui jaillit,
Mutinerie ! C’est ça la vie !
Comme un livre, c’est toi qui l’écris.
Connais tes envies.
L’avenir se construit,
Ton propre récit.
Et mon esprit,
Pour toi face aux défis,
Oui.
Les deux extrêmes de la vie :
Un grand-père mort dans son lit,
Et mon enfant qui grandit.
Je vois enfin ce qu’elle dit.
Vieux loup de mer,
Vieux corsaire,
Et ton imaginaire…
En tant qu’aîné je suis fier.
Tu t’souviens c’était hier,
J’t’ai rendu grand-père,
J’t’ai aussi rendu arrière.
Arrière toute.
Écoute, ne redoute rien et en route.
Rester là me coûte.
Il existe un nouveau monde.
Imagine une seconde,
La lune toujours blonde,
Et les étoiles qui vagabondent.
Pour sortir de l’ombre,
Parfois le ciel devient sombre,
Et les chagrins vont en nombre.
Mais les nuages sont encore loin.
Prends le large, rien ne te retient.
C’est ta vie, elle t’appartient.
Prends entre tes mains ton destin.
Courage, continue ton chemin.
Mets les voiles, amiral, dès le matin.
N’attends personne, la vie sans lendemain.
Moi ? Ça ira, plus ou moins.
J’suis dans l’dur,
Mais j’me rassure,
Avec ceux qu’j’aime. Je m’assure
Qu’ils endurent et mesurent
La démesure d’cette aventure.
Au pied du mur, c’est l’écriture,
Qui m’sauve de cette rupture obscure.
Bon, il va falloir conclure.
Dans un murmure épuré,
À pleine voilure, affrété,
L’horloge a tourné.
Tu t’en es allé,
Sur des mers inexplorées,
Tête rasée, tuyaux dans le nez.
J’ferai honneur à ton passé,
Dire c’que j’ai éprouvé,
Même si j’ai rien à prouver,
C’est approuvé un jour j’vais t’retrouver.
Grand-père,
Des cartes tu n’en as plus,
En mer inconnue,
Pipe en bouche sur ton super Maramu.
Tous ces souvenirs et ces moments vécus,
Quelle chance j’ai eu.
Bon allez, j’te laisse là.
J’sors du coma, j’suis fier de toi.
J’embarque l’Hispaniola,
Goélette à trois mats.
Entre l’eau d’ici et les eaux de l’au-delà,
Au loin là-bas,
Ciel ou pas,
Paradis, Valhalla,
J’sais pas.
Terra incognita